Fête nationale à l’ambassade

Ce 13 juillet en fin d’après-midi, la foule des grands jours se presse devant le 1, boulevard Monivong à Phnom Penh. C’est mon troisième “14 juillet” à l’ambassade de France et je fais la connaissance de mon troisième ambassadeur en 5 ans.

Il faut montrer patte blanche pour pouvoir entrer dans ce territoire français prestigieux : pièce d’identité + carton d’invitation. Trois gendarmes français fouillent les convives avec un détecteur de métaux pour empêcher un éventuel kamikaze de “faire la bombe” en ce jour de fête nationale.

Environ 2000 personnes de nationalité française, parmi lesquelles beaucoup de jeunes touristes, stagiaires, étudiants et membres d’ONG. Ces jeunots sont évidemment affamés alors que les anciens sont plutôt assoiffés.

Son excellence l’Ambassadeur fait le discours traditionnel en expliquant la raison du décalage d’un jour pour cette commémoration. Non, ce n’est pas à cause d’un tirage exceptionnel du loto de la Française des Jeux qu’on a avancé la date à un vendredi 13, mais parce qu’une de nos ministres devait se déplacer pour une grande réunion des pays du SE Asiatique. Finalement, dame ministre de sa majesté Ayrault a annulé son déplacement et nous sommes tous les dindons de cette farce à la sauce “hollandaise”. Mais l’Américaine Hillary Clinton est arrivée à Phnom Penh, ce qui provoque d’immenses bouchons dans une ville déjà bien encombrée.

Après le discours de Monsieur Christian Conan, que personne ne semble écouter, on retire les barrières du buffet et les fauves sont lâchés. C’est la ruée sur le jambon chaud, le fromage et les frites du belge Didier Frère, un restaurateur renommé qui tient “La Patate” sise rue 5, une petite rue parallèle au quai Sisowath.

La bousculade est générale, cela tient presque de la manif de rue. Nos pandores protecteurs vont-ils balancer une grenade lacrymogène pour calmer cette meute ardente et hypoglycémique ?

Je suis avec mon ami Bernard, un résident de longue date au Cambodge, et nous croisons quelques connaissances comme le docteur Garren, de la Naga Clinic, Alain Darc du restaurant “Topaze”, Jean Michel Filippi le linguiste surdoué qui parle aussi bien le russe que le chinois, le vietnamien que le hongrois… Hélas, je rate le père François Ponchaud qui était dans ce même lieu lors des tragiques événements du 17 avril 1975.

L’attaché militaire de l’ambassade, qui doit flirter avec les cinquante printemps, affiche sur sa poitrine triomphante une multitude de breloques et de médailles. Il est le clone parfait du général Alcazar dans “Tintin et l’oreille cassée » . Vu son jeune âge, on se demande dans quelles batailles il a pu glaner toute cette quincaillerie, qui a du affoler le portique de détection et agacer les gendarmes chargés de la sécurité. Mais nous nous trompons peut-être: et si notre galonné collectionnait simplement les pin’s ?

Un orchestre khmer distille quelques standards de Michel Delpech, Gainsbourg ou Christophe. Ces chansons anciennes sont tout de même plus agréables à entendre que les onomatopées criardes et les staccatos sans fin des rappeurs excités et vulgaires. Quelques convives franco-khmers reprennent en chœur “Pour un flirt avec toi, je ferai n’importe quoi…”

Des sorbets du réputé glacier “Karem” sont servis ad libitum par de délicieuses jeunes filles très souriantes, alors que l’espresso du Mondolkiri est offert par notre ami belge Didier. Je le complimente une fois pour la qualité de ses frites et je lui dis que je suis sans doute, ce soir, le seul de tous les convives à m’être recueilli sur la tombe de Jacques Brel aux Marquises.

C’était à Hiva Oa en novembre 1982 et, à part mes amis Raoul et Martine, il n’y avait personne dans ce petit cimetière qui domine le canal du Bordelais et l’île de Tahuata. Sur la plage d’Atuona, nous pouvions voir des cavaliers comme dans le tableau de Gauguin, alors que le hupe, ce vent léger du matin, venait des pitons volcaniques taquiner les filaos chevelus et les bouraos à fleurs jaunes.

Sur la piste de danse de l’ambassade, quelques couples courageux se déhanchent et se balancent dans une chaleur tropicale moite. C’est la première fois qu’il ne pleut pas un 14 juillet à Phnom Penh. Ce vendredi 13 est un jour de chance.

Jim

Ce texte, que j’avais adressé par mail à quelques amis, a rapidement circulé dans le milieu des ambassades et m’a valu des remontrances. Je me suis excusé auprès de l’attaché militaire mais il a refusé mon invitation à déjeuner au restaurant La Marmite.