
Non, ce titre n’est pas une nouvelle aventure de Tintin au pays du sourire, quoiqu’il y aurait bien matière, en terre khmère, à écrire un truculent scénario, agrémenté de belles images d’un exotisme intense dans cet Orient extrême.
Ce matin, je déambule quai Sisowath et j’apprécie pour la première fois, les berges du Tonlé Sap enfin rénovées et donc agréables pour une promenade sereine. Ils sont rares à Phnom Penh, les endroits où le piéton peut flâner sans être constamment aux aguets, craignant une moto folle ou le pare-buffles dévastateur d’un énorme 4×4.
C’est donc un nouvel espace pour la marche à pied, une véritable oasis, en espérant qu’il ne soit pas conquis, tôt ou tard, par les véhicules et transformé en parking sauvage comme sur l’avenue Monivong, ou en voie secondaire lorsque le trafic sera intense .
Dans un luxueux hôtel qui borde le grand fleuve, une nouvelle boutique vient de remplacer celle de souvenirs qui ne donnait plus satisfaction. C’est une franchise de la société singapourienne TWG, qui se vante de proposer les meilleurs thés de la planète. Une première au Cambodge car, s’il y avait bien quelques magasins dédiés aux meilleurs cafés aux alentours du quai Sisowath, la boisson anglaise était jusque là totalement ignorée.
Pour un amateur de thé qui ne se déplace jamais, comme Kipling, sans quelques grands crus des jardins de Puttabong, Singbulli ou Pughuri, il me faut vérifier cette promesse publicitaire aperçue récemment dans l’hebdomadaire Cambodge Soir.

Trois jolies jeunes filles sont très occupées à décorer l’échoppe qui sent le neuf mais pas encore les subtils parfums des tanins les plus rares de Camélia sinensis. Après les politesses d’usage, je leur demande de me présenter leurs meilleurs thés de Darjeeling.
Cette région de l’Inde orientale, se situe non loin de la frontière est du Népal, sur les contreforts de la chaîne himalayenne. Il est banal de dire que le thé de cette région représente l’équivalent du champagne. Un anglais dirait que c’est la Rolls des thés, le must du must pour les connaisseurs.

Boire des ersatz à la bergamote (comme le Earl Grey), du thé rouge (ou Rooibos), ou de vagues infusions édulcorées aux fruits divers (mandarine, orange, pomme…) est une hérésie de béotiens et d’analphabètes de cette sublime boisson. C’est un peu comme si on mettait de l’eau dans un grand vin ou du sirop de cassis dans un Comtes de Champagne Taittinger. Le Darjeeling se déguste comme un grand cru, en respectant les conditions de température (rarement plus de 85°C) et les temps d’infusion (3 minutes 30 en règle générale).
Panique générale et confusion extrême chez les vendeuses néophytes. Elles ne s’y connaissent pas du tout et, sans doute pour cacher leurs lacunes, elles me demandent en boucle si je veux du thé en sachet ou en vrac ! Après une bonne minute de tergiversation, on me présente un paquet d’un classique « Margaret’s Hope » de grade F.T.G.F.O.P. C’est un peu comme si, en vin, on me présentait un merlot générique du pays d’Oc.

Je leur explique alors que c’est le S.F.T.G.F.O.P. que je recherche. Ces lettres signifient: Spécial Finest Tippy Golden Flowery Orange Pekoe. Dans les plantations de Darjeeling, au petit matin, les cueilleuses ne ramassent que les feuilles de thé les plus jeunes et les plus fines, et cette qualité de triage manuel et minutieux se paie au prix fort.
Tips, ce sont les bourgeons à l’extrémité de la tige du théier, Pekoe vient du chinois et veut dire duvet. Orange n’a rien à voir avec l’agrume, c’est un hommage des premiers importateurs de thé, des Hollandais, à la famille régnante d’alors, les Oranje Nassau.
Devant toutes ces savantes explications, les vendeuses font la grimace. Elles doivent me considérer comme l’abominable homme des neiges, venu de l’Himalaya, pour leur faire une difficile et longue formation. En d’autres termes, je suis le Ye-Tea de Phnom Penh. Pour les détendre un peu et leur faire retrouver leur si charmant sourire, je leur dis avant de partir :
– Mettez-moi deux kilos d’oranges… Pekoe !
17 décembre 2009